La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Est-il possible d’écrire une "Nouvelle histoire de Vichy" en se libérant des vues partisanes et en apportant du neuf ? C’est le défi relevé par Michèle Cointet. Rencontre pour en savoir plus.

Michèle Cointet, une nouvelle histoire de Vichy

Michèle Cointet, une nouvelle histoire de Vichy

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°57, novembre-décembre 2011. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégée de l’université, titulaire de deux doctorats en histoire, longtemps professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tours, auteur de nombreux ouvrages sur les années quarante et soixante, Michèle Cointet vient de publier chez Fayard une Nouvelle Histoire de Vichy qui fera date. Nous évoquons avec elle sa carrière, cet ouvrage et quelques sujets dérangeants.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Notre première question portera sur les origines de votre vocation d’historienne. Y- a-t-il eu dans votre cercle familial ou dans vos souvenirs d’enfance des influences qui ont favorisé votre intérêt pour l’histoire ?

Michèle Cointet : Je suis née pendant la Seconde Guerre mondiale, mais celle-ci n’est associée à aucun souvenir direct. J’étais beaucoup trop jeune. Mes premiers souvenirs se rapportent à la guerre d’Indochine, à Dien Bien Phu. Je suis originaire de Poitiers où, enfant, je passais devant la statue de Jeanne d’Arc. Ma famille ne m’a pas influencée dans mes choix. Mes parents n’appartenaient pas à l’enseignement et n’avaient pas d’engagement politique.

À la réflexion cependant, je reconnais qu’ils m’ont inculqué un vif sentiment patriotique. Ils m’ont aussi toujours accordé une grande liberté, me laissant par exemple lire, très jeune, des romans qui ne faisaient pas partie de l’éducation des jeunes filles de cette époque, comme Les Liaisons dangereuses. Ce qui m’a valut toutefois, élève d’un lycée laïc de jeunes filles, d’être convoquée par la directrice, avec d’autres camarades, pour nous expliquer sur nos lectures sulfureuses.

NRH : Durant votre parcours scolaire, comment s’est dessiné votre intérêt pour l’histoire ?

MC : Avant toute chose, je voudrais dire que j’ai reçu au lycée un enseignement d’excellente qualité. Nous avions de très bons professeurs, compétents, dévoués. Cela dans un cadre moral très strict, qui ne m’a pas laissé de mauvais souvenirs. J’avais du goût pour la littérature et pour l’histoire, je lisais Balzac, Vigny et, pour l’actualité, Kravchenko, Camus…

À la fin des mes études secondaires, j’ai songé un temps m’orienter vers la préparation du concours de l’ENA mais, finalement, j’ai préféré les études d’histoire qui me semblaient plus ouvertes. Le fait d’avoir été lauréate du Concours général en histoire a sans doute exercé une influence. Le professeur qui m’avait encouragée à me présenter au Concours général, m’avait prêté des ouvrages d’histoire qui sortaient du cadre scolaire. Ces lectures m’ont ouvert de nouveaux horizons et éveillé ma curiosité.

Je me suis donc inscrite en histoire à l’université de Poitiers, incitée immédiatement à préparer l’agrégation par des enseignants qui ne doutaient pas des capacités de leurs étudiants quand la barre est placée haut.

NRH : À l’université, certains professeurs vous ont-ils particulièrement marquée ?

MC : Parmi ces professeurs, l’un d’eux a joué un rôle important : ce fut Georges Castellan. Il était un innovateur pédagogique qui associait plusieurs étudiants, dès la deuxième année, à ses propres recherches au sein des archives. Je lui dois d’avoir appris à travailler sur le terrain. Grâce à lui, j’ai compris l’importance décisive des archives pour le métier d’historien. J’ai un grand respect pour les archivistes avec qui j’ai toujours entretenu d’excellentes relations. Sans les archivistes et sans leur travail d’inventaires, comment l’historien pourrait-il travailler ? Il est important d’avoir un dialogue permanent avec les conservateurs. Quand je vois arriver un carton d’archives, je frémis toujours d’émotion et de curiosité. Sans cesse, l’historien établit un va-et-vient entre les archives et les livres.

NRH : Comment en êtes-vous venu à vous spécialiser en histoire contemporaine ?

MC : D’emblée, j’ai eu le désir de travailler sur l’histoire contemporaine. Peut-être cela venait-il de l’expérience des rencontres que j’avais eues avec des contemporains d’événements politiques récents. J’ai fait ainsi ma maîtrise sur La Vie politique des années trente dans le Poitou, rencontré parlementaires, journalistes, militants et chefs de mouvements, recréant facilement la vie et la culture de ce temps. Cependant à l’époque de ces recherches, à la fin des années soixante, la période contemporaine n’était pas considérée comme objet d’histoire. C’était du journalisme. Seule la période antérieure à la Révolution française avait du prestige.

Pour ma part, j’ai toujours milité pour que la période contemporaine soit reconnue comme une histoire aussi digne et exigeante que d’autres. J’ai ainsi longtemps été secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire contemporaine de l’université. Je travaillais aux côtés de Jean-Baptiste Duroselle pour que l’histoire contemporaine se différencie de l’histoire moderne, comme, au XIXe siècle, l’histoire s’était détachée de la littérature.

NRH : Après avoir passé l’agrégation, vous avez entrepris une thèse. Saviez-vous à l’avance vers quels sujets vous alliez vous orienter ?

MC : Nous étions en 1965 et, à ce moment-là l’agrégé entreprenait une grande thèse d’État dont l’élaboration pouvait durer plus de dix ans. J’avais choisi comme directeur de thèse René Rémond après avoir lu son ouvrage majeur La Droite en France, dont la clarté m’avait séduite. Je crois bien aussi qu’il était, avec Jean-Baptiste Duroselle, un des rares directeurs à accepter des sujets postérieurs à 1914. Sa personnalité était intimidante. Il était distant et d’une grande froideur. Par ailleurs, il ne semblait pas avoir une grande confiance dans la capacité des femmes à mener une carrière professorale dans l’université… Il m’imposa donc, comme épreuve préalable à la grande thèse, une thèse de IIIe cycle, imaginant que je m’arrêterai en chemin.

C’est en suivant un séminaire de René Rémond consacré à Vichy que j’ai commencé à voir la richesse des années quarante. C’est également dans le cadre de ce séminaire que j’ai rencontré mon futur mari, l’historien Jean-Paul Cointet qui a écrit aussi une Histoire de Vichy (Perrin). S’y remarquaient également Alain-Gérard Slama, Jean-Noël Jeanneney ou Philippe Amaury.

NRH : En dépit du faible encouragement de René Rémond, vous avez néanmoins préparé une thèse d’État qui était consacrée au Conseil national de Vichy. Comment l’idée vous en est-elle venue ?

MC : J’ai bénéficié d’un hasard favorable. René Rémond m’avait en effet dissuadé de choisir un sujet de thèse sur Vichy en me disant que cela nuirait à ma carrière, en particulier parce que les archives sur cette période étaient fermées. « Orientez-vous, me disait-il, vers des sujets moins scabreux et sur lesquels il existe des archives ». Il devait songer par exemple à « La fabrication du couteau à Thiers entre 1840 et 1843 » ! Voilà un bon sujet de thèse assurant une carrière tranquille.

Mais j’ai eu la chance de rencontrer, M. Cézard, responsable de la section contemporaine des Archives nationales. C’est lui qui, lors de la Libération, avait prit l’initiative d’aller à Vichy avec un chauffeur et un camion afin de saisir le maximum d’archives. De cette façon, il s’était emparé des archives de l’Hôtel du Parc, la résidence du maréchal Pétain. Dans ce trésor figurait la « malle Pétain » qui contenait les archives personnelles de l’ancien chef de l’État français. Il a inventorié les documents, les a classés et a pris la responsabilité d’entrebâiller la porte des fonds. Il m’a dit : « Je peux vous ouvrir quelque chose qui n’est pas trop brûlant et qui vient d’être classé, ce sont les archives du Conseil national de Vichy ». Ce sujet ne me disait rien et m’a peu enthousiasmée. Quelques historiens affirmaient que le Conseil national n’avait existé que sur le papier. Mais ma règle est de ne jamais croire sans avoir vérifié. En consultant les archives en question, j’ai constaté qu’elles portaient principalement sur des questions économiques et sociales, sur des projets de Constitution en continuité avec des idées de Renan et du mouvement de réforme de l’État qui avait échoué entre les deux guerres (y compris le vote des femmes). Un professeur américain, Nicolas Wahl, écrivait que là se trouvait un des modèles de la Constitution de 1958 ! Bien que le sujet fût austère, ma curiosité était piquée.

J’ai donc commencé à travailler sur ces fameuses archives. J’ai vite compris que j’étais observée par les archivistes. J’en ai tiré la conclusion que je devais répondre à leur geste de confiance et obtenir que des documents plus intéressants soient par la suite communiqués. Durant ma carrière d’historienne, j’ai vu de cette façon s’ouvrir régulièrement l’accès à des cartons d’archives que personne jusqu’alors n’avait exploitées. Et j’en ai encore utilisées d’inédites pour mon dernier ouvrage.

NRH : Comment René Rémond a-t-il finalement accepté votre sujet de thèse ?

MC : Il m’a laissé travailler pendant douze ans. C’était un esprit très libéral qui intervenait très peu dans le travail des « thésards ». Il se comportait avec nous comme si nous étions des bébés chiots jetés dans l’eau, se disant implicitement, on verra à l’usage ceux qui seront capables de nager.

NRH : Venons-en, si vous le voulez bien, à votre dernier ouvrage la Nouvelle histoire de Vichy. En quoi est-elle nouvelle par rapport aux œuvres de référence de Robert Aron, Henri Amouroux, François-Georges Dreyfus ou Robert Paxton ? En entamant votre étude à quelle question majeure avez-vous voulu répondre ?

MC : Tout d’abord, j’ai écrit ce livre, comme François-Georges Dreyfus l’avait fait pour son propre ouvrage, à une époque de maturité. Ce qui est important c’est que je ne percevais pas l’événement Vichy comme isolé. Je voulais le rattacher à sa genèse historique, c’est-à-dire à un passé plus lointain. Peut-être la Contre-Révolution mais surtout la Première Guerre mondiale. On ne peut rien comprendre à l’époque de Vichy, si l’on oublie que le général Pétain commanda les armées victorieuses de Verdun en 1916, la bataille décisive pour les Français, une bataille devenue mythique, « le grande ordalie » comme disait Pierre Chaunu. Les trois quarts de l’armée française, par roulement, sont passés par Verdun. Sous Vichy, le principal mouvement de soutien au maréchal Pétain était La Légion française des combattants qui était composée d’anciens de 14-18. Elle a compté un million de membres. Beaucoup plus que n’importe quel parti politique français. C’est un signe de l’importance de la mémoire de la Grande Guerre dans la genèse de Vichy.

Le rôle du pacifisme n’a pas non plus été négligeable. Il est impossible de commencer l’histoire de Vichy en 1940 dans l’ignorance de ce qui a précédé. L’histoire est toujours continuité, et cela est particulièrement vrai pour cette période. Des expériences continuent de vivre dans l’esprit des acteurs petits et grands et influencent leurs comportements. Je souhaitais par ailleurs me dégager des études cloisonnées, du genre « Les chantiers de jeunesse en Auvergne », qui se sont multipliées ces derniers temps en raison d’une tendance excessive à la spécialisation. René Rémond m’avait toujours enseigné qu’il fallait tout relier à tout et ne jamais couper le fil du passé.

Souvent, j’entendais dire que l’État de Vichy constituait une rupture avec la IIIe République. Il était pourtant évident que ce régime avait été fondé aussi par les parlementaires de la IIIe République réunis en Assemblée nationale le 10 juillet 1940 au Casino de Vichy. C’est à une majorité écrasante qu’ils ont accordé les pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain. J’ai effectué une étude minutieuse sur la journée du 10 juillet 1940 et celles qui l’ont précédée. J’en ai tiré des explications sur le comportement des parlementaires. Depuis plus d’une décennie, ils avaient pris la fâcheuse habitude de se dessaisir de leur pouvoir législatif en le confiant par la procédure des décrets-lois au pouvoir exécutif. Ce jour-là, ils se sont débarrassés du fardeau en recourant une nouvelle fois à ce type de dessaisissement des responsabilités du Parlement.

J’attache aussi une grande importance aux hommes – Pucheu, Darlan, Moysset, Laval ou Weygand –, en précisant leurs responsabilités, mais j’ai laissé de côté la thématique traitée par d’autres sur le thème « Un passé qui ne passe pas ». Il y avait encore beaucoup de faits à établir, un fonctionnement des rouages à comprendre. J’essaye aussi d’expliquer les choix opérés par les acteurs et de les rendre plus sensibles au lecteur par un type d’écriture proche de procédés littéraires. Maintenant tout le monde s’intéresse à Vichy : les sociologues, les psychologues, les économistes, les spécialistes des relations du travail ou des questions culturelles mais leur approche, souvent pertinente, n’offre que des visions partielles qui ne prennent pas en compte la totalité du phénomène. Seule l’histoire peut en rendre compte. Je crois que l’histoire explique l’histoire. Cela signifie que l’historien doit remonter aux causes et aux sources, souvent beaucoup plus anciennes que l’événement.

Je vais vous donner un exemple. En consultant la biographie des ministres de l’Instruction publique de Vichy, j’ai découvert que cinq sur six de ses ministres avaient appartenu dans le passé au cercle Fustel de Coulanges. Cette association avait été fondée en 1926 par Henri Boegner, proche de l’Action française. Organisée sous la forme de cercles de réflexion, elle se consacrait à élaborer des projets de réforme de l’enseignement. Ses dirigeants étaient influencés par les grands penseurs contre-révolutionnaires dont la vision organiciste de la société s’est retrouvée à Vichy. C’est le type même de découverte qui incombe à l’historien et dont il peut tirer des conclusions solides.

NRH : Vous attachez beaucoup d’importance aux archives mais celles-ci ne sont-elles pas mensongères ? Dans leurs relations avec la puissance occupante, les gens de Vichy n’étaient-ils pas enclins à dissimuler leurs intentions ?

MC : Le mensonge est au cœur de l’histoire. L’historien doit aborder toutes les archives avec un regard très critique. Il doit tout comparer, recouper, s’interroger, relire plusieurs fois les témoignages. Dans mon livre, je me suis efforcée de cette façon d’apporter des réponses à des questions controversées. Je songe notamment à la fameuse mission à Londres du professeur Louis Rougier qui a rencontré Churchill pour lui faire part oralement d’un message du maréchal Pétain. Le plus saisissant, c’est que cette rencontre s’est produite le 24 octobre 1940, le jour même où Pétain rencontrait Hitler à Montoire. Les historiens ont été partagés sur le témoignage de Rougier. Pétain aurait détruit le compte-rendu remis par Rougier. Or, le recoupement de documents permet de conclure que la rencontre avec Churchill a bien eu lieu, même si Churchill l’a niée et si Rougier en a quelque peu surestimé l’importance et n’a pas su qu’elle faisait partie d’initiatives plus larges de Vichy.

NRH : Une question surgit naturellement à l’esprit. Qu’est ce que les dirigeants de Vichy savaient des intentions allemandes en 1940 et par la suite. C’est une question récurrente aujourd’hui. Certains disent qu’ils savaient, d’autres qu’ils ne savaient pas ? Quelle est votre interprétation ?

MC : Un certain nombre d’analyses et d’informations étaient communiquées par l’administration du Quai d’Orsay repliée à Vichy. Par ailleurs, les représentants français devant la commission d’armistice de Wiesbaden étaient au contact direct et quotidien avec les Allemands. Ils avaient conscience de certains périls. Le maréchal Pétain, quant à lui, s’est toujours méfié des Allemands contrairement à Pierre Laval qui était à la fois un naïf, un cynique et un illuminé en matière de politique internationale. Il avait découvert en 1930 ces questions et se prenait pour un nouveau Talleyrand, un génie accompli des relations internationales. Dans le même temps, il était manipulé par Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne qui dissimulait parfaitement les pires intentions d’Hitler. Si Laval, très intuitif, les devinait parfois, il ne voulait pas en tenir compte.

NRH : Dans votre livre vous consacrez une part importante à la Révolution nationale ? En raison du traumatisme de la défaite de 1940 existait-il un désir de révolution et quelles étaient les sources éventuelles de celle-ci ?

MC : L’expression « Révolution nationale » préexistait à Vichy. Elle avait été utilisée avant la guerre par Georges Valois et par les Croix-de-Feu. Le maréchal Pétain lui-même ne l’utilisait pas. Il parlait de redressement national. Quant à Laval, cela lui semblait une absurdité. Le thème de la Révolution nationale a été largement repris en revanche par l’amiral Darlan lorsqu’il a dirigé le gouvernement entre 1941 et 1942.

Il s’appuyait sur Henri Moysset, un homme d’influence que je révèle, très influent dans la Marine, qu’il entretenait depuis des années de conceptions géopolitiques, alors nouvelles en France mais pas en Allemagne. Théoricien antimarxiste et proudhonien des relations contractuelles dans la production, il est le véritable auteur de la Charte du Travail.

Le grand champion de tennis, Jean Borotra, a tenté pour sa part une réforme de l’enseignement qui associait – selon le modèle d’Eton et de l’école des Roches – disciplines intellectuelles et sport, une réforme qui n’a guère plu aux parents et a suscité l’hostilité de l’Église qui y voyait une menace de paganisation de la jeunesse. Sont également intéressantes la politique familiale et les nouvelles pratiques d’économie dirigée qui survivront à la Libération.

NRH : En résumé comment pourriez-vous définir ces tentatives de réforme ?

MC : En simplifiant beaucoup, on peut dire qu’en ce domaine Vichy fut archaïque dans son discours, mais souvent moderne dans sa pratique.

NRH : Parallèlement à des travaux sur la période de Vichy vous avez également consacré un ouvrage au Général de Gaulle et l’Algérie. N’est-il pas surprenant qu’en vingt ans, entre 1940 et 1962, la France ait connu successivement deux grands drames historiques qui l’ont déchirée et parfois avec les mêmes acteurs, mais dans des rôles inversés ? À la fin de la guerre d’Algérie, comme vous l’avez montré, ce sont souvent d’anciens gaullistes et des résistants qui se sont insurgés contre le général De Gaulle. N’est-ce pas étonnant ?

MC : Votre observation est exacte. On pense à Georges Bidault ou à Jacques Soustelle. Pour comprendre ces réalités déconcertantes, il faut se souvenir que le XXe siècle a été pour la France un siècle de guerres. Notre histoire procède de la Première Guerre mondiale. La Seconde Guerre mondiale a suivi, puis les guerres de la décolonisation, en Indochine et en Algérie. Si l’on examine la biographie des grands acteurs, on constate que la plupart d’entre eux, à commencer par le maréchal Pétain et le général De Gaulle, ont été influencés en profondeur par la Grande Guerre. Dans le destin des grands acteurs tout s’enchaîne depuis la Première Guerre mondiale.

Pour répondre autrement à votre question, dans mon travail d’historienne, je m’en suis toujours tenue à la neutralité axiologique, en m’efforçant de comprendre les situations et les personnages, sans prendre parti. C’est pourquoi, j’ai pu m’intéresser avec la même neutralité au général De Gaulle et au maréchal Pétain.

NRH : Le général De Gaulle n’a-t-il pas cristallisé autour de lui une succession de tragédies ? Certains de ses plus fervents admirateurs ne sont-ils pas devenus ultérieurement, à la fin des événements d’Algérie, ses plus farouches adversaires ?

MC : Il fut en effet l’homme des tempêtes !

NRH : Ne peut-on dire qu’il fut aussi quelque peu l’homme de la guerre civile ? À la fois dans les années quarante et dans les années soixante ?

MC : Cet homme s’est révélé dans les tempêtes. Il les a aimées et parfois provoquées. Le goût du drame accompagne son sens d’une histoire française associant la tendance des « Gaulois » aux déchirements et les épisodes de rassemblement. J’ai voulu écrire un livre sur De Gaulle et l’Algérie parce qu’un malaise permanent entourait cette question. Beaucoup de gaullistes me disaient : « De Gaulle est admirable, mais l’Algérie, non ! ». Un malaise se percevait même chez des proches du général qui avait été favorables à l’indépendance de l’Algérie.

Je vais vous citer un exemple. Quand j’ai voulu recueillir le témoignage de Bernard Tricot, qui appartenait au secrétariat général de l’Élysée et était partisan d’un processus accéléré d’accès à l’indépendance, je me suis heurtée à un refus catégorique. Il ne voulait plus parler de l’Algérie. Une circonstance me permit de tourner partiellement cette résistance. Alors que je terminais mon livre, j’étais intriguée par l’affaire Si Salah, ce chef de la IVe Wilaya qui s’était rallié à la « paix des braves » et voulait entraîner d’autres chefs de wilayas sur cette voie récusée par le FLN. Tricot avait introduit de nuit, à l’Élysée, Si Salah auprès du président De Gaulle, qui s’était servi de lui pour amorcer une négociation avec le FLN. La mort de Si Salah était-elle due à un accident comme l’affirmait un document d’origine militaire ? Avait-il été abattu ? Par qui ? Préoccupée par ces questions, je traversais un jour le jardin du Luxembourg, lorsque je vis Bernard Tricot, assis sur un fauteuil, déployant son journal. Il allait vraisemblablement à la même remise d’un prix de francophonie que moi au Sénat et était en avance. Sans souci des règles de politesse je m’emparais de la chaise à côté de lui et entrepris de vaincre sa résistance : « Bien que vous n’ayez pas voulu me recevoir, j’aimerai savoir ce que vous pensez de l’affaire Si Salah. Selon vous, a-t-il été tué par hasard ? » Saisi, il me regarde : « Vous êtes historienne, l’affaire Dreyfus vous connaissez ? Les documents, vous savez qu’ils ne sont pas toujours justes… » Pensant au « faux Henri » je pouvais mettre en doute le caractère fortuit de la fin de Si Salah. Après publication, je lui adressais mon livre et il me répondit très vite qu’il ne voulait plus rien lire sur l’Algérie mais qu’il avait fait une exception pour mon livre et l’avait apprécié.

Ce fut, pour moi, un compliment et une confirmation de la méthode de confrontation des documents et des témoins avertis.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Michèle Cointet

Agrégée d’histoire et docteur ès lettres, Michèle Cointet est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels De Gaulle et l’Algérie française (Perrin, 1995), L’Église sous Vichy (Perrin, 1998), De Gaulle et Giraud : l’affrontement, 1942-1944, (Perrin, 2005). Elle vient de faire paraître Nouvelle Histoire de Vichy (Fayard, 2011). On peut ajouter qu’en collaboration avec Jean-Paul Cointet elle a dirigé le Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation (Tallandier, 2000).

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