La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Historien, directeur de recherches au CNRS, auteur de nombreux ouvrages de référence, Stéphane Courtois a dirigé un travail immense, opiniâtre et novateur ayant abouti notamment au Livre noir du communisme (1997). Nous l’avons rencontré afin d’en savoir plus sur son itinéraire atypique.

Stéphane Courtois, l'historien du communisme

Stéphane Courtois, l’historien du communisme

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°52, janvier-février 2011. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Historien, directeur de recherches au CNRS, auteur de nombreux ouvrages de référence, Stéphane Courtois a dirigé depuis longtemps, à l’échelle européenne, un travail immense, opiniâtre et novateur ayant abouti notamment au Livre noir du communisme (1997), traduit partout dans le monde. Il a pu parler à juste titre d’une « révolution copernicienne » due à l’ouverture en 1991 des archives de l’Internationale et du parti-État soviétique. Nous l’avons rencontré afin d’en savoir plus sur l’itinéraire atypique qui l’a conduit à être ce qu’il est.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Dans votre nouveau livre, Le Bolchevisme à la française, vous rappelez que dans votre jeunesse, vous avez eu un engagement pendant plusieurs années à l’extrême gauche. Cette expérience militante a-t-elle joué un rôle dans votre intérêt pour l’histoire ?

Stéphane Courtois : C’est la politique qui, dans une certaine mesure, m’a conduit à m’intéresser à l’histoire. J’ai passé mon enfance au Sénégal et en Guinée où mon père travaillait. Avec quatre grands-parents instituteurs laïcs de campagne, ma famille appartenait par tradition à la gauche républicaine mais elle était peu politisée. À la fin de mes études secondaires un peu agitées – j’ai été exclu de trois lycées –, je voulais faire de l’histoire, mais mon père estimait que l’histoire « ne menait à rien ». Je me suis donc inscrit en 1967 à la faculté de droit de Nanterre. Jusque-là, je ne m’intéressais guère à la politique.

Mais tout a changé en mai 68, après qu’un certain Daniel Cohn-Bendit, inconnu jusque-là, eut lancé dès le mois de mars un immense mouvement parfaitement imprévisible. À l’origine, c’était une sorte de grand chahut d’étudiants traduisant une forte crise d’adolescence. Il est vrai que sous la présidence du général De Gaulle, la société était encore très rigide, bloquée. Les relations entre parents et enfants étaient autoritaires. Celles entre garçons et filles étaient soumises à un contrôle étroit que nous trouvions insupportable. C’est donc sans la moindre réflexion politique que je me suis laissé entraîner par ce mouvement de révolte, symbolisé par le slogan fameux : « Il est interdit d’interdire ».

NRH : De simple spectateur, comme êtes-vous devenu un participant actif du mouvement ?

SC : Comme je viens de le dire, j’étais sincèrement révolté contre les interdits d’une société qui me semblait sclérosée. J’ai participé de façon de plus en plus active aux manifestations. D’abord à Nanterre, puis à Paris. C’est ainsi que je me suis retrouvé un jour jetant des pavés sur les CRS sans très bien savoir pourquoi. Je subissais un effet de mimétisme et d’entraînement inconscient.

Dans ce genre de mouvement, il y a un seuil de non retour. Plus vous avancez, moins vous pouvez reculer. Une fois que l’on est pris dans cette dynamique, il est très difficile d’en sortir. D’autant que l’on est placé sous le regard des camarades. On ne peut pas se déjuger. En soi, pour le futur historien, ce fut une expérience pleine d’enseignements.

NRH : Mais à partir de ces prémices, vous êtes allé beaucoup plus loin ?

SC : À Nanterre, s’étaient constitués plusieurs mouvements, celui du « 22 mars » fondé par Cohn-Bendit et, plus tard, un curieux groupe intitulé « Vive le communisme » – devenu « Vive la Révolution » – auquel j’ai adhéré. Il regroupait à la fois des staliniens, des anarchistes et des maoïstes. On nous appelait les « mao spontex », déformation ironique de « spontané ». C’est dans cette mouvance que sont nés, en 1970-1971, à la fois le MLF (Mouvement de libération des femmes) et le FHAR (le Front homosexuel d’action révolutionnaire). Ce n’était pas vraiment marxiste-léniniste ! Et dans le mouvement communiste, le machisme était toujours très prégnant. Même chez nous, ces « outing » étaient assez mal vus et ont créé des tensions qui ont fini par faire exploser le groupe. Au printemps 1971, au cours d’une grande réunion, nous avons décidé de nous dissoudre. Le mot d’ordre a été qu’avant de faire la révolution générale, il fallait faire sa révolution personnelle.

NRH : En quoi a consisté votre révolution personnelle ?

SC : En 1968, à la fac de droit de Nanterre, j’avais pris la tête d’un comité assez virulent. Cela a duré deux ans, avec la création d’une belle pagaille, entre autres des blocages d’examen. En mars 1970, la faculté a été fermée après deux jours de bagarre avec les CRS.

Par rétorsion et grâce à un tour de passe-passe, l’administration a annulé mes examens. Elle me rendait la monnaie de ma pièce, ce que je trouvais normal. Ce fut pour moi l’occasion inespérée d’abandonner le droit pour m’inscrire en histoire à la fac de Lettres de Nanterre où j’étais moins connu.

NRH : C’est donc une nouvelle vie qui a commencé ?

SC : J’ai d’abord eu la chance d’avoir des professeurs intelligents et de grande qualité comme un maître de conférence, Jean-Jacques Becker, le frère d’Annie Kriegel dont à l’époque j’ignorais jusqu’à l’existence. Par la suite, j’ai préparé un mémoire de maîtrise sur « Le parti communiste en 1939-1940 » sous la direction de René Rémond dont je garde un très bon souvenir.

L’échec de mon engagement militant me poussait à m’interroger. Je suis revenu sur mon bref passé, en m’interrogeant sur mon engagement. Pendant ma période active, je n’avais eu ni l’occasion ni le temps de réfléchir à ce que je faisais. Par définition, l’activiste ne réfléchit pas. Pourtant les enjeux étaient parfois assez sérieux. La mode était à la lutte armée, il fallait se procurer des armes, étudier comment la Résistance avait pratiqué… Cela aurait pu m’entraîner très loin. Et par ailleurs, j’était dans une totale ignorance politique, de ce que signifiait vraiment le communisme et le maoïsme. Plutôt que de m’investir dans l’étude des moines au Moyen Âge, j’ai voulu réfléchir sur ce que j’avais fait, ce qui m’orientait vers l’histoire politique.

NRH : À la fin de vos activités militantes vous vous êtes donc mis à étudier le communisme ?

SC : Exactement. Avec des professeurs comme René Rémond, j’ai non seulement acquis des connaissances, mais j’ai aussi appris à prendre du recul par rapport aux idées et à l’action. Après ma maîtrise, j’ai voulu poursuivre l’étude du communisme jusqu’à une thèse de doctorat, mais cela n’était pas possible avec René Rémond qui était un spécialiste de la droite en France. Il m’a donc dirigé vers Annie Kriegel qui était titulaire de la chaire de Sociologie politique à Nanterre. Elle était la grande spécialiste du communisme français auquel elle avait consacré sa thèse et ses plus grands livres.

À l’époque, j’ignorais tout de ses engagements, de son passé de résistante et de militante communiste, puis de sa rupture avec le parti communiste à la suite des événements de Budapest. Elle m’a accueilli très aimablement à son séminaire consacré au communisme. Ce fut pour moi une époque d’immenses découvertes. Sous sa direction, j’ai préparé ma thèse consacrée au PCF pendant la période 1939-1944.

NRH : Quelle fut la réaction d’Annie Kriegel face aux événements de Mai 68 ?

SC : Mai 68 l’avait profondément choquée. Elle admettait toutes les opinions, mais elle n’acceptait pas la destruction de l’université. Pour cette raison, elle était violemment contestée à Nanterre et Mai 68 a accentué son éloignement de la gauche. C’est à cette époque qu’elle a commencé à écrire dans Le Figaro. Cette décision d’apparaître sur la scène publique comme éditorialiste de ce journal était la conséquence de son indignation.

NRH : Quelle était la formation initiale d’Annie Kriegel ?

SC : Elle avait une formation classique d’historienne : École normale supérieure, agrégation, thèse puis enseignement. Simultanément, elle s’était intéressée à la sociologie au point d’être devenue la titulaire de la première chaire de sociologie politique créée en France. Cela lui donnait une ouverture d’esprit dont j’ai moi-même bénéficié. Je me trouvais dans une situation atypique parmi les historiens, n’ayant pas souhaité préparer le concours d’agrégation, dont le principe élitiste me déplaisait, et qui m’aurait orienté vers l’enseignement alors que je ne voulais faire que de la recherche et de la recherche sur le seul communisme. Avec Annie Kriegel, j’ai eu la chance de rencontrer une personnalité exceptionnelle d’un grand libéralisme intellectuel.

NRH : Vous la considérez un peu comme votre maître ?

SC : Complètement. Elle m’a tout appris. J’ai travaillé très étroitement avec elle de 1974 jusqu’à sa mort en 1995. C’est sous sa direction que j’ai préparé ma thèse de doctorat que j’ai soutenue en 1978 et publiée en 1980 grâce à Fred Kupferman. Ma propre expérience du militantisme au sein des groupuscules gauchistes m’a beaucoup aidé dans la compréhension du fonctionnement interne du parti communiste. Le mécanisme des rouages du pouvoir était analogue.

NRH : À quel moment êtes-vous rentré au CNRS ?

SC : J’y suis rentré en 1983, grâce à un concours de circonstance tout à fait improbable. Rapidement, j’ai proposé à Annie Kriegel que l’on crée à Nanterre un laboratoire consacré au communisme. Ce laboratoire universitaire a vu le jour en 1986 et elle en a pris la direction. Puis il est devenu un laboratoire du CNRS en 1988. Mais, depuis 1979, je travaillais quotidiennement avec elle.

NRH : Comment votre regard sur les idées politiques et sur le communisme a-t-il évolué ?

SC : Ce fut une évolution lente. Très lente même. L’un des jalons importants se situe en 1980 quand j’ai proposé à Annie Kriegel de créer une revue consacrée à l’étude du communisme. Je lui ai fait remarquer qu’une nouvelle génération d’historiens, celle de 68, n’avait pas de moyen d’expression. Elle a approuvé cette idée et c’est ainsi que fut fondée en 1982 la revue « Communisme », tout d’abord publiée aux PUF puis à l’Âge d’Homme.

Nous allons publier son centième numéro – soit plus de 13 000 pages publiées. Si l’on se rapporte à la collection, on peut constater l’énorme travail accompli. Nous avions constitué un groupe international de chercheurs sur le sujet, ce qui permettait de croiser nos informations et nos réflexions. Il faut préciser qu’à l’origine les membres du comité de rédaction appartenaient tous à différents courants d’extrême gauche.

NRH : Au fil de ce travail, vos idées ont-elles évoluées ?

SC : Oui, bien entendu. En 1988, j’avais publié ma première réflexion d’ensemble sur le PCF. En relisant ce texte aujourd’hui, je m’aperçois que toutes les références et toute la documentation étaient tirées d’auteurs communistes ou communisants. À cette époque, l’historiographie était encore dominée par le récit officiel établi par le parti et par la mémoire de ses militants qui avaient participé à la Résistance, dont le prestige était légitimé par l’épopée parallèle des gaullistes. Les analyses sur le PCF étaient dominées par la figure idéale de ce qu’on nommait avec emphase le « peuple communiste » et son élite exemplaire, celle des militants. Peuple et militants étaient sacralisés par le qualificatif « d’ouvrier », ce qui était résumé dans la formule consacrée : « le grand parti de la classe ouvrière ».

C’était oublier que, si le PCF avait été un parti comptant nombre d’ouvriers, il était pourtant loin d’en réunir la majorité, même à son apogée. C’était oublier surtout que le PCF cachait en son sein deux partis : celui du « peuple communiste » et celui de « l’appareil ». L’appareil était la réalité du parti. Il était formé de « révolutionnaires professionnels » sur le modèle bolchevique, les « permanents », les salariés du parti et des organisations sous son contrôle – mairies, syndicats, associations diverses. Ces permanents constituaient la colonne vertébrale, ce qu’Annie Kriegel nommait « l’élément invariant » du PCF. Ce qui persistait quand le « peuple communiste » s’évaporait sous la pression d’une conjoncture politique contraire. Sélectionné dans les années 1923-1933, c’est cet appareil qui en 1939-1941, au temps de l’alliance germano-soviétique, a maintenu l’existence du parti, assurant sa renaissance après 1942 et sa puissance à la Libération.

NRH : Justement comment expliquez-vous la puissance que le parti communiste a pris en France ?

SC : À la Libération, le PCF s’est emparé de très nombreux pouvoirs qui ont longtemps fait sa force et qui n’ont pas tous disparu. Un étonnant paradoxe a voulu que souvent, déjà en 1945, à la faveur de la Libération, puis en 1954 lors des grands débats sur la CED (Communauté européenne de Défense), puis encore de 1958 à 1968, le PCF a bénéficié du soutien implicite du gaullisme, l’un favorisant l’autre tout en se combattant, mais toujours avec ménagement.

Au lendemain de la Libération, le PCF était le parti le plus puissant de France avec plus de 28 % des voix aux élections de novembre 1946, des ministres dans le gouvernement du général De Gaulle, et le contrôle d’innombrables structures économiques et syndicales, grâce aux nationalisations. Il faisait souvent régner la terreur à l’encontre de ses opposants, y compris au sein des municipalités et des syndicats.

En dépit de sa disparition politique, l’ancien appareil a conservé un certain pouvoir de nuisance. Aujourd’hui encore, il suffit de quelques grévistes bien placés pour paralyser de grands services publics.

NRH : Qu’est ce qui a entraîné dans l’opinion et chez les historiens une modification du regard sur le PCF et un retour à la réalité ?

SC : Le grand tournant dans la connaissance et l’interprétation du PCF, et du communisme en général, fut naturellement provoqué par la chute du Mur de Berlin en 1989 et par l’implosion de l’URSS en 1991. L’effondrement du système fut suivi d’un événement capital, l’ouverture des archives soviétiques. À l’automne 1991, Annie Kriegel fut alerté à ce sujet par un journaliste d’investigation, Thierry Wolton. Elle décida immédiatement de se rendre à Moscou. Dès son retour, elle appela l’équipe de la revue Communisme à « foncer ».

C’est ainsi qu’avec deux collègues, je débarquai à Moscou en septembre 1992 et je pénétrai pour la première fois dans le saint de saints, l’Institut du marxisme-léninisme, où étaient conservées les archives de l’Internationale communiste, du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et de nombreux partis communistes, dont le PCF, jusqu’en 1945. Nous avions l’impression d’avoir été parachutés derrière les lignes ennemies… L’Institut était gardé militairement. Il fallait obtenir les autorisations des chefs de service qui avaient été les hommes de confiance du Politburo. Notre chance fut que, de 1992 à 1994, il n’y avait plus de Politburo et pas encore de loi sur les archives. Ces dernières étaient remarquablement classées.

Durant trois années, dans une fièvre intense, j’ai effectué de nombreux séjours à Moscou, explorant des centaines de dossiers en langue française, allant de surprise en stupéfaction. Toute l’histoire du PCF jusqu’en 1945 était là, sagement rangée dans des cartons dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.

Avec Annie Kriegel, nous avons compris que cette ouverture des archives marquait « l’an zéro » des études sur le communisme français. Non qu’il n’y ait pas eu antérieurement des études sérieuses et intéressantes. Mais pour la première fois, nous avions accès à des preuves irréfutables sur l’histoire du communisme.

NRH : Est-ce l’ouverture de ces archives qui vous a permis de découvrir le rôle fondamental qui avait été celui d’Eugen Fried au sein du PCF ?

SC : Jusque-là, seul le personnage de Maurice Thorez avait retenu l’attention comme principal dirigeant du PCF des années 1930 aux années 1960. Les spécialistes savaient cependant qu’un personnage connu sous le pseudonyme de « Clément » avait joué un rôle comme représentant de l’Internationale, mais nos connaissances auraient tenu sur quelques feuillets dactylographiés. C’est dans les archives de Moscou que nous avons découvert la réalité sur ce personnage, de son vrai nom Eugen Fried. Il fut le véritable patron du PCF de 1930 à 1939. Il continua de le superviser de 1940 jusqu’à sa mort à Bruxelles, le 17 juillet 1943, sous les balles d’un commando spécial de la Gestapo. Mais ceux qui l’ont tué ignoraient qui il était.

NRH : Qui était Eugen Fried ?

SC : Il était l’homme le plus important du communisme en Europe de l’Ouest occupée. Eugen Fried était né en 1900 dans une famille juive de Slovaquie qui faisait à l’époque partie de la double monarchie austro-hongroise. Après le lycée, Fried commença des études de chimie à l’université de Budapest. Nous sommes en 1919, époque où tout bascule dans cette partie de l’Europe. Les dynasties s’effondrent et les communistes, avec Béla Kun, s’emparent du pouvoir en Hongrie. Fried s’engage à fond dans le mouvement jusqu’au renversement de celui-ci l’année suivante.

Expulsé de Hongrie, il va militer pendant une décennie au sein du Parti communiste tchécoslovaque (PCT). Distingué par les dirigeants du Komintern après un séjour en prison, il est propulsé à la tête du PCT. À l’occasion d’une purge imposée par Moscou, il fait longuement son autocritique. Cet acte de soumission va payer. Il est intégré dans l’appareil central du Komintern et pris en main par le représentant de Staline, Dimitri Manouilski. Fried va devenir un « kominternien », membre de cette phalange de quelques milliers d’hommes qui, dans le monde entier, dirige secrètement l’action de Moscou.

Il est envoyé en France en 1930 pour reconstruire le PCF par le haut. C’est lui qui sélectionne une nouvelle direction totalement soumise à Staline : Maurice Thorez, Jacques Duclos, Benoît Frachon et André Marty. Au cours des années suivantes, Fried voit Thorez presque quotidiennement et lui transmet les directives du Komintern. Restructuré par ses soins, le PCF bénéficie d’une conjoncture favorable. Les élections de mai 1936 marquent son triomphe au sein du Front populaire. C’est l’époque où commencent en URSS les grands procès destinés à éliminer les derniers adversaires de Staline. Fried passera à travers tous ces périls. Après le pacte Hitler-Staline du 23 août 1939, il est envoyé en Belgique pour organiser clandestinement la direction du Komintern pour l’Europe de l’Ouest. C’est là qu’il organisera de très efficaces liaisons radio avec Moscou.

NRH : C’est donc la découverte à Moscou des archives concernant Eugen Fried qui vous permettra avec Annie Kriegel de publier une biographie du personnage en 1997, mais c’est à la fin de cette même année que vous avez publié le Livre noir du communisme. Aujourd’hui, comment appréciez-vous les effets du Livre noir.

SC : J’ai pu parler d’une « révolution copernicienne » parce que ce livre reposait sur le fondement indiscutable des archives soviétiques. Je peux résumer l’onde de choc immense de ce livre par une accusation révélatrice : Stéphane Courtois a voulu tuer l’idée de Révolution !

NRH : Vous venez de publier un livre intitulé Le bolchevisme à la française. Pourquoi « bolchevisme » et non pas communisme ?

SC : Parce qu’il ne s’agit pas de la même chose. Le communisme est une idée très ancienne dont on peut trouver les origines jusque chez Platon. C’est l’idée de la mise en commun de tous les biens. Ce qui va naître en 1917 est quelque chose de complètement nouveau et de très différent, dû au génie pervers de Lénine, c’est le bolchevisme.

Lénine a jeté les bases du parti bolchevique dès 1902 dans son livre Que faire ? Tout repose sur l’idée de la constitution d’une élite de révolutionnaires professionnels, prêts à tout, sans égard pour rien ni personne, et qui ont la mission de préparer une révolution radicale qui doit déboucher sur la prise du pouvoir et sur une guerre civile permanente. C’est ce parti qui a pris le pouvoir en Russie en novembre 1917 avec la volonté d’exporter sa révolution dans le monde entier.

D’emblée, il a trouvé en France un écho particulièrement réceptif. C’est que, depuis 1789, la France est, par excellence, le pays de la Révolution. En dépit des restaurations et des changements de régimes, le mythe de la Révolution y est la base de la culture politique, à gauche comme à droite, non seulement dans l’enseignement, mais dans l’esprit public et les médias. En France, l’idée de Révolution a un contenu toujours positif. C’est une des raisons du succès que le PCF a eu pendant longtemps. Il s’était emparé de ce mythe de la Révolution. Dans sa mémoire glorieuse, il a fait figurer les jalons de 1920 – date de sa création –, 1936, 1944 et 1981 comme les suites logiques de 1789 et surtout de 1793. Et il a été façonné de l’intérieur par la culture bolchevique et stalinienne qui lui est consubstantielle. C’est pourquoi je parle de bolchevisme « à la française », un objet politique parfaitement identifié !

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Stéphane Courtois

Historien, directeur de recherches au CNRS (Sophiapol, Paris X), Stéphane Courtois est directeur de la revue Communisme (Éd. L’Âge d’homme). Déjà auteur de nombreux travaux sur le communisme, il acquiert une notoriété internationale avec la publication en 1997 du Livre noir du communisme réalisé par une équipe d’historiens sous sa direction (Éd. Robert Laffont). Cet ouvrage sera traduit en vingt-cinq langues. Il sera suivi de plusieurs autres ouvrages, toujours sous sa direction, Du passé faisons table rase. Histoire et mémoire du communisme en Europe (Éd. Robert Laffont, 2002), Le Jour se lève. L’héritage du totalitarisme en Europe, 1953-2005 (Éd. du Rocher, 2006). En 2009, il a publié Communisme et totalitarisme, ouvrage qui renouvelle tous ses travaux antérieurs (Perrin-Tempus).

Son dernier ouvrage, Le Bolchevisme à la française, vient de paraître aux éditions Fayard.

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