La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

"Pour que la résurrection de l'Europe puisse être envisagée, il faut d’abord que les Européens pensent désormais en termes de rapports de force, expriment une réelle volonté de puissance et affirment de nouveau une claire conscience de leur identité, indispensable pour affronter les défis du monde qui s’annonce."

Christian Harbulot : comment la France détruit sa puissance

Christian Harbulot : comment la France détruit sa puissance

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°75, novembre-décembre 2014. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Christian Harbulot vient de publier Sabordage. Comment la France détruit sa puissance, un ouvrage dans lequel il présente une synthèse claire et percutante de ses recherches et de ses réflexions dans les domaines de la guerre et de l’intelligence économiques.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous avez suivi un itinéraire très original, depuis vos années post soixante-huitardes jusqu’à vos travaux portant sur la guerre économique et la puissance. Pouvez-vous nous en retracer les étapes ?

Christian Harbulot : J’ai été diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris en 1975 et j’ai également obtenu une licence d’histoire. J’ai consacré ensuite un DEA, sous la direction de Maurice Duverger, à l’analyse comparée des systèmes politiques. Dans le même temps, je me suis retrouvé engagé, sur le terrain de l’action politique militante, avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne. J’étais vacciné depuis longtemps contre les mensonges du communisme soviétique et je n’étais pas dupe de la propagande en provenance de Pékin.

J’ai vite mesuré le caractère irréaliste des positions adoptées par mes camarades et leur incapacité à réaliser leur autocritique. Mais je répugnais, au moment où l’activisme post-soixante huitard touchait à sa fin, à me désengager « malhonnêtement », sans avoir effectué un travail de remise en cause par rapport aux discours révolutionnaires qui s’étaient exprimés au cours des années précédentes. J’ai donc poursuivi dans cette voie, ce qui m’a conduit à suivre les évolutions en cours dans des pays étrangers tels que l’Italie et la Grèce, ce qui a beaucoup contribué à ma formation personnelle. De 1973 à 1977, je n’ai pu concevoir d’alternative à l’échec patent du gauchisme.

Il était hors de question, en France, de participer à une structure politico-militaire aboutissant au terrorisme et j’ai bien sûr rejeté la voie dans laquelle se sont fourvoyés les militants d’Action directe promis à une simple dérive gangstériste qui ne pouvait tenir lieu de stratégie. Il n’était pas question pour moi de fabriquer artificiellement, pour se faire plaisir, la finalité d’un acte. Je comprenais alors confusément que l’action révolutionnaire ne pouvait être mise en œuvre qu’à partir d’une identité, d’un territoire, de l’histoire d’un peuple particulier. Je constate qu’aucun ouvrage d’envergure n’a été réalisé sur cette période et j’attends les thèses d’histoire qui l’aborderont car la matière est évidemment très riche.

J’ai ensuite connu une « traversée du désert ». J’ai effectué, comme tout le monde, mon service militaire – à Mourmelon, au 503e régiment de chars de combat – à la grande surprise de nombre de mes camarades appelés. Ils ne comprenaient pas que le « gauchiste » que j’avais été se comporte loyalement vis-à-vis de l’institution et remplisse le rôle que la nation attribue naturellement au citoyen-soldat. Enseignant en histoire et en économie pendant quatre ans à l’École alsacienne, j’ai commencé à m’intéresser de près à l’histoire, à l’histoire militaire et, plus particulièrement, à celle du renseignement. Ce qui a débouché sur un ouvrage qui, réalisé dans la cadre de la Fondation des études de Défense, était en fait un dialogue avec l’amiral Lacoste, patron de la DGSE. Il s’agissait d’une réflexion consacrée à l’espionnage qui posait d’utiles questions méthodologiques, entendait dépasser le contexte de la guerre froide, et abordait les questions économiques.

Tout cela me conduisit ensuite à privilégier, de 1986 à 1988, l’analyse comparée des diverses cultures du renseignement, là où les travaux existant n’avaient généralement qu’un intérêt exclusivement descriptif. Je me suis tourné ensuite sur la place du renseignement dans l’accroissement de puissance d’un pays, ce qui devait naturellement me conduire, au cours de cette décennie de maturation, à « l’intelligence économique ».

NRH : C’est à ce moment que se met en place cette nouvelle discipline ?

CH : Dans les années 1990, à l’initiative du polytechnicien Thierry Godin, est mise en place l’Association pour la diffusion de l’information technologique. Il s’agissait de réaliser une analyse comparée des systèmes d’information des économies les plus dynamiques et les plus performantes. Cela débouchera, sous le gouvernement d’Édith Cresson, sur la création de l’Établissement public industriel et commercial, qui devait être une sorte de MITI japonais (1), tout cela en liaison avec le groupe de réflexion qui allait être à l’origine, en 1992-1994, du rapport Martre. Un article fondateur du général Pichot-Duclos, publié dans la Revue de Défense Nationale, et consacré à la culture du renseignement marque également cette période.

Pour ma part, je suis recruté en 1993 par le Département d’intelligence économique chargé de la recherche-développement en ce domaine. Une osmose s’y était réalisée entre militaires et civils intéressés par la géopolitique et la géoéconomie. Tout cela restait limité à un cercle restreint, l’Université ne souhaitant pas aborder ces questions, tout comme les grandes écoles de commerce, acquises à la mondialisation anglo-saxonne. Il y eut cependant un établissement, l’École supérieure libre de sciences économiques appliquées, qui retint mon projet d’une école de guerre économique.

Personne n’y croyait, mais elle peut présenter, dix-sept ans plus tard, un bilan plus que satisfaisant, avec 65 étudiants en formation initiale, deux formations continues de 25 étudiants chacune, avec, au final, un peu plus de cent diplômés par an et, aujourd’hui, un peu plus d’un millier d’anciens élèves. Il faut également signaler que toutes les écoles supérieures de commerce, jadis rétives, se sont mises, au cours des dernières années, à la géopolitique, s’inspirant ainsi de ce qu’avait été notre propre expérience.

NRH : Comment définissez vous la « guerre économique », au-delà des dimensions purement « économiques » des conflits classiques ?

CH : La guerre économique est pour moi « l’expression extrême des rapports de force non militaires ». Il existe bien sûr une forte corrélation entre guerre militaire et guerre économique. Les enjeux économiques interviennent dans une forte proportion dans les causes des conflits. Tout cela apparaît dans le temps long de l’histoire. Dans le rapport originel à la survie au sein des sociétés préhistoriques, l’acquisition de subsistances implique un rapport violent.

Dans une phase ultérieure, le rapport entre nomades mobiles et prédateurs, et sédentaires attachés au sol et visés par les pillages et les razzias relève aussi d’un conflit dont l’origine est économique. Dans un ordre différent, les sociétés fondées sur l’esclavage reposent également sur la défaite militaire de ceux qui ont été asservis ou sur l’invasion et l’occupation de leur territoire.

Plus près de nous, c’est la quête de ressources nouvelles qui commande la conquête des territoires, des luttes pour le Milanais à la Conquista espagnole de l’Amérique ou à l’expansion coloniale du XIXe siècle. Le phénomène est souvent masqué par d’autres justifications, celles issues d’antagonismes religieux ou de querelles dynastiques mais il n’en reste pas moins déterminant.

Les choses changent avec le XIXe siècle, qui voit l’émergence des marchés ouverts et du discours libéral qui la précède ou l’accompagne. Le libéralisme, qui s’impose alors, est présenté comme la meilleure garantie du maintien de la paix, mais ses principes s’appliquent « à condition que cela ne nuise pas aux intérêts de la couronne d’Angleterre ». On écarte en tout cas tout débat ou réflexion relatifs à la guerre économique. Mais, malgré les mensonges et les omissions, l’histoire des deux derniers siècles a montré qu’il fallait envisager les rivalités économiques en termes de rapports de force, de plus en plus associés aux réalités militaires. Là où il n’y a pas à proprement parler de conflit, on peut se trouver, malgré cela, dans une dialectique de conflit dont la grille de lecture reste largement à concevoir. Il reste ainsi à analyser comment l’affrontement économique permet d’accroître la puissance d’un État.

NRH : Vous accordez une grande importance à la question de la puissance.

CH : Elle apparaît, depuis des décennies, comme la grande absente de la réflexion politique et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne retient guère l’attention des opinions publiques dopées au consumérisme tous azimuts. De Gaulle, en son temps, pensait en termes de puissance, même s’il n’utilisait pas le mot. Il lui préférait celui de « grandeur », mais ce dernier était perçu comme désuet ou anachronique par les nouvelles générations contemporaines de cette époque. En fait, le mot de « puissance » semblait renvoyer aux ténèbres du totalitarisme, tout comme une réflexion sur l’ennemi, inspirée des travaux de Carl Schmitt ou de son disciple français Julien Freund. Une exception toutefois, la puissance américaine chargée de la défense du « monde libre » face à une puissance soviétique porteuse d’une idéologie totalitaire et d’un modèle politique associé aux nationalismes totalitaires de l’entre-deux-guerres.

Pendant des décennies, il a été impossible de poser la question clé de la puissance. Or, pour qu’un pays préserve son développement, sa culture, son identité, il se doit d’être puissant et de disposer des moyens de son autonomie, faute de quoi, il subira fatalement la loi des autres. Cette réflexion est totalement absente chez les « élites » censées nous gouverner. Considérer qu’aucun pays n’est actuellement en phase d’accroissement de puissance est une vue qui correspond à la vision volontairement apaisée d’une mondialisation, que la « main cachée » libérale doit fatalement rendre harmonieuse, sur fond de liberté du commerce et d’expansion universelle de l’idéologie des droits de l’homme.

Le bilan de l’action conduite dans les années 1960 par le général De Gaulle apparaît mitigé. Il a fait de la France une puissance nucléaire autonome et lui a donné des institutions garantissant la solidité de l’État. En matière d’énergie, la politique pétrolière (malgré la perte des ressources sahariennes) et la politique nucléaire ont été des succès incontestables. Mais, en 1966, l’échec fut au rendez-vous avec le Plan Calcul et la Délégation générale informatique, qui visaient à garantir l’autonomie de la France en matière informatique.

Pompidou a ensuite obtenu des bons résultats en matière d’industrialisation, au point de faire de la France la cinquième puissance économique du monde, devant l’Angleterre. Mais, après lui, la priorité donnée à la construction européenne a fait que le pays a renoncé pour une bonne part à sa liberté d’action et s’est intégrée à l’ensemble euratlantique.

NRH : Comment définiriez-vous l’idéologie actuellement dominante en Europe ?

CH : En Europe et dans tout l’espace « occidental », dont la définition géopolitique tend à devenir problématique, elle est fondée sur le choix du libre-échange, perçu comme une source de profits mutuels, issus naturellement de l’utilitarisme libéral. Le marché est censé assurer la satisfaction des besoins des consommateurs, mais les lois du marché ne fonctionnent plus là où s’imposent les problématiques de puissance. Il est évident aujourd’hui que ces lois ne suffiront pas, contrairement à une illusion longtemps entretenue, à dissiper, quelles que soient leurs relations commerciales, l’antagonisme opposant les États-Unis à la Chine. On voit certains pays s’inscrire clairement dans des logiques de puissance, ce qui n’est en rien contradictoire avec les progrès du bien-être de leur population.

De ce point de vue, la Corée du Sud apparaît comme un cas exemplaire quand on mesure le chemin qu’elle a parcouru depuis 1953 (fin de la guerre avec la Corée du Nord) et le début du XXIe siècle. Ce pays s’est construit méthodiquement dans une logique d’accroissement de puissance à laquelle ont concouru l’État, les entreprises et les citoyens, soudés en une forte unité nationale.

Chez nous, la tiédeur et la prudence sont la règle chez les politiques dès qu’il s’agit d’aborder ces sujets, à de notables exceptions près, un Jean-Pierre Chevènement à gauche ou un Bernard Carayon à droite. Une chose est certaine : la gauche de gouvernement peut considérer qu’elle est condamnée à disparaître si elle ne prend pas rapidement en compte les nécessités de la puissance. Elle est malheureusement, comme d’ailleurs le centre et une partie de la droite, prisonnière d’interdits idéologiques et de rêves utopiques qui laisseront sans doute pantois les historiens de l’avenir.

La principale de ces utopies est sans doute la caricature d’Europe constituée depuis 1945. Ce cadre institutionnel, construit en dehors des peuples, n’est qu’un espace géographique aux limites incertaines, placé sous l’hégémonie politique, idéologique et militaire des États-Unis. Dans ces conditions, l’autonomie de l’Europe relève aujourd’hui de l’utopie. Après l’obsolescence, postérieure à la guerre froide, des solidarités idéologiques qui s’étaient constituées contre la menace soviétique, il apparaît clairement que l’allié d’alors est devenu un adversaire, qui a réalisé le programme formulé en 1917 par le président américain Wilson et son conseiller le colonel House : « L’Angleterre et la France n’ont aucunement les mêmes vues que nous sur la paix. Quand la guerre sera finie, nous pourrons les forcer à suivre notre manière de penser, car à ce moment, ils seront, parmi d’autres choses, financièrement dans nos mains. »

Depuis, l’affaire Snowden a décrédibilisé, aux yeux de beaucoup, les États-Unis comme moteur de la démocratie mondiale. Les Américains profitent aujourd’hui de la duplicité propre au libéralisme, qu’ils exploitent habilement au service de leurs intérêts en imposant un rapport de forces qui leur est favorable. Alors que cette nation s’est construite sur le génocide des Amérindiens, ses élites entendent dire au monde où est le bien et imposer partout l’idéologie des droits de l’homme. Ce véritable cheval de Troie est destiné à neutraliser les réactions identitaires et à transformer le monde en un vaste marché planétaire. L’individu consommateur, contrôlé par la nouvelle version du Big Brother orwellien, sera coupé de ses racines ethniques et culturelles, et sera condamné à se soumettre à une mondialisation fatale aux identités diverses qui font la richesse de l’humanité.

Il n’est pas anodin, dans cette perspective, que les États-Unis aient fait un si bon accueil aux idéologues de la « déconstruction » apparus en France au cours des années 1960. Ce qui est tout aussi significatif est la part décisive qu’ils ont prise dans l’émergence de « l’art contemporain », largement promu par la CIA et les officines chargées du soft power au cours de la guerre froide. Il s’agit-là d’un procédé impérial qu’il est indispensable d’identifier et d’analyser pour rendre aux Européens un regard autonome sur le monde.

NRH : Quelles sont, selon vous, les priorités que doivent retenir aujourd’hui les Français et les Européens ?

CH : L’utopie mondialiste dont les tenants usent de tous les moyens – le dernier en date étant le projet de traité transatlantique qui priverait pour longtemps l’Europe de toute autonomie – est malgré tout promise à l’échec, au moment où se construit, de manière certes très incertaine, le monde multipolaire du XXIe siècle. Mais cet échec n’induira pas automatiquement la perspective d’une résurrection de l’Europe.

Pour que celle-ci puisse être envisagée, il faut d’abord que les Européens pensent désormais en termes de rapports de force, expriment une réelle volonté de puissance et affirment de nouveau une claire conscience de leur identité, indispensable pour affronter les défis du monde qui s’annonce.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. MITI : Ministry of International Trade and Industry (ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie japonais), fondé en 1949.

Repères biographiques

Christian Harbulot

Directeur de l’École de guerre économique et d’un cabinet de consultants spécialisés dans l’intelligence économique, l’analyse des contextes propres aux marchés difficiles et la protection contre la concurrence, Christian Harbulot est l’auteur de La Machine de guerre économique (Economica, 1992) et de La Main invisible des puissances (Ellipses, 2007). Il a dirigé la réalisation du Manuel d’intelligence économique publié aux Presses Universitaires de France, dans la collection Major, en 2012. Les éditions François Bourin ont publié, en avril 2014, son livre Sabordage. Comment la France détruit sa puissance.

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