La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

La nation allemande est née en réaction à l’expansionnisme révolutionnaire et napoléonien, dans le contexte général d’un mouvement romantique qui réinscrit dans la longue histoire les identités des peuples européens.

Thierry Buron et la nouvelle Allemagne

Thierry Buron et la nouvelle Allemagne

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°82, janvier-février 2016. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Il y a maintenant un quart de siècle, l’Allemagne vaincue et divisée en 1945 se réunifiait sous la houlette d’Helmut Kohl, à la faveur de la fin du bloc de l’Est. Spécialiste du monde germanique, Thierry Buron a suivi l’évolution de notre grand voisin.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours d’historien et dans quelles conditions vous êtes-vous intéressé à l’histoire allemande ?

Thierry Buron : Né en 1948 à Paris, j’y ai effectué mes études secondaires avant de rejoindre la khâgne du lycée Louis-le-Grand et d’être admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1968. Issu d’une famille de scientifiques, je me suis destiné un temps aux lettres classiques mais, très tôt passionné par l’histoire, je me suis finalement orienté vers cette dernière discipline, la mieux à même de nous donner une connaissance approfondie du monde et de nous permettre de comprendre les enjeux de l’actualité. J’ai séjourné régulièrement outre-Rhin dès l’âge de onze ans afin de maîtriser au mieux la langue allemande. J’ai rejoint plus tard, pendant un an, l’Institut d’histoire européenne de l’université de Mayence, afin d’y travailler à une thèse consacrée à l’étude des SA entre 1929 et 1933.

J’ai poursuivi par ailleurs une carrière classique de professeur d’histoire. Après un mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle et portant sur L’Idée de révolution politique chez les intellectuels de droite des années trente, j’ai été admis à l’agrégation en 1971. Après avoir travaillé à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre et après mon séjour à Mayence, j’ai enseigné dans des établissements secondaires de la banlieue sud de 1973 à 1976, avant de rejoindre l’université de Nantes où j’ai été assistant, puis maître de conférences jusqu’en 2013. J’ai entre-temps réalisé, avec Pascal Gauchon, un ouvrage de synthèse consacré aux Fascismes. Je n’ai pu mener à son terme la réalisation de ma thèse d’histoire allemande mais je n’en ai pas moins largement défriché le sujet retenu.

Travaillant sous la direction de Jacques Droz, j’ai pu exploiter les archives fédérales de Coblence, celles de Hesse à Wiesbaden, celles de Hanovre en Basse-Saxe et j’ai pu travailler également, deux semaines par an, en Allemagne de l’Est, à Potsdam, Dresde, Magdebourg, Weimar, Greifswald et Meersebourg. À partir des séries de biographies établies à propos des candidats à la SA, j’ai pu réaliser une analyse géographique, sociale et idéologique de ceux-ci. Ils devaient en effet remplir une « profession de foi » détaillant leurs origines et leurs motivations. Durant la période 1929-1933, retenue pour mon étude, la mobilisation des intéressés s’effectue contre l’impuissance de la République de Weimar, contre les partis marxistes (social-démocrate SPD et communiste KPD) mais l’antisémitisme auquel on réduit le phénomène nazi n’apparaît que marginalement, surtout durant cette période. À noter aussi le caractère « interclassiste » du recrutement de ces militants (l’éventail va des ouvriers au prince impérial August Wilhelm, frère cadet du Kronprinz). Il apparaît ainsi que le parti national-socialiste transcende les vieux clivages antérieurs.

NRH : On vient de commémorer le vingt-cinquième anniversaire de la réunification allemande, consécutive à l’effondrement du bloc soviétique. Que reste-t-il aujourd’hui de la défunte République démocratique allemande, intégrée pendant quarante ans au bloc de l’Est ?

TB : On constate aujourd’hui l’importance, dans les lander correspondant à l’ancienne RDA, de la résistance à la politique d’immigration décidée par Angela Merkel. C’est là que le mouvement Pegida ou l’Alternative pour l’Allemagne rencontrent le plus grand écho. Les Allemands de l’Est se sont libérés du communisme en manifestant et en descendant dans la rue ; il n’y a évidemment pas eu de mouvement comparable à l’ouest. Les citoyens de l’ancienne RDA se sont ainsi familiarisés avec le droit de contester le pouvoir. Paradoxalement, la conscience nationale allemande s’est trouvée mieux préservée en RDA qu’en RFA où un processus de dénationalisation en douceur s’est opéré au sein de l’espace « occidental ».

Les Allemands de l’Ouest avaient intégré plus ou moins passivement que la division des deux Allemagnes allait se révéler définitive, ce qui explique pour une bonne part les incompréhensions manifestées dans la foulée de la réunification, notamment du fait du coût qu’elle a représenté. Elle a également correspondu à un effondrement d’une partie de l’économie est-allemande, à la fin de pans entiers d’industrie (à Schwerin ou Rostock par exemple). La société s’est trouvée fortement sinistrée et le chômage sévit encore à l’est, dans des lander comme la Saxe-Anhalt ou le Mecklembourg-Poméranie, même si des pôles techniques prometteurs se sont développés à Leipzig, Iéna ou Dresde.

Cela dit, il faut préciser que, depuis 2000 environ, « l’ostalgie » évoquée pendant un temps, a largement disparu, même si le parti Die Linke demeure présents dans des parlements régionaux et gouverne la Thuringe avec le SPD et les Verts. Mais la clientèle électorale du parti correspond surtout aux vieilles générations et tout le monde s’accorde pour reconnaître que la RDA était un État de non-droit.

NRH : Quelle distinction établir entre la nation allemande et l’espace germanique ?

TB : L’Allemagne n’a pas connu l’État « national » moderne jusqu’au XIXe siècle, alors que la nation française était déjà, du fait de l’action de l’État royal capétien constitué en amont de 1789, qui voit l’émergence de la « Grande Nation » révolutionnaire. De plus, les frontières de l’espace germanique ont été très fluctuantes et ses centres de gravité politiques ont beaucoup changé au fil du temps, de l’ensemble carolingien au Saint Empire à dominante saxonne puis souabe, de l’Autriche habsbourgeoise à la Prusse des Hohenzollern…

L’unité impériale qui a duré de 962 à la dissolution par Napoléon du Saint Empire, n’a pas engendré une nation allemande comparable à la France, l’Angleterre ou l’Espagne et la division religieuse intervenue avec la Réforme a fracturé pour plusieurs siècles l’espace allemand. La Confédération germanique créée en 1815 ne fut qu’un cadre extrêmement lâche et les quarante États allemands issus du congrès de Vienne ont conservé une très large autonomie, Même dans l’Empire construit par Bismarck en 1871, la force des particularismes demeure, tout comme celle des loyalismes envers les États traditionnels désormais réunis tels que la Saxe, la Prusse ou la Bavière, des États qui conservent leurs forces armées respectives jusqu’en 1914.

La nation allemande est née en réaction à l’expansionnisme révolutionnaire et napoléonien, dans le contexte général d’un mouvement romantique qui réinscrit dans la longue histoire les identités des peuples européens. Dans ce cas, c’est le sentiment national qui a été le socle sur lequel s’est bâti l’État national moderne, à la différence de ce qui s’est produit en France où il préexistait à la prise de conscience d’une identité particulière de l’ensemble français. L’État allemand ne s’est pas confondu avec l’espace du germanisme. Après la guerre austro-prussienne de 1866 et la guerre franco-allemande de 1870, l’Autriche demeure à l’extérieur et le reste après 1919, pour ne rien dire des nombreuses minorités allemandes d’Europe centrale et orientale, qui vont disparaître après 1945 ; une situation qui a contribué à alimenter les revendications pangermanistes. Les choses deviennent plus simples après 1945 quand, du fait des nettoyages ethniques survenus en Europe orientale, la nouvelle frontière Oder-Neisse se confond avec celle du germanisme.

C’est en 1945, que se fixent les limites d’un territoire correspondant désormais à une identité ethnique reliée à un territoire précis. Situation confirmée en 1990 par la réunification qui limite le nouvel espace allemand à 357 000 km2 alors qu’apparaissent ainsi les limites fixées à la puissance allemande.

NRH : Comment rendre compte de l’originalité de l’idée nationale en Allemagne, présentée par Louis Dumont dans son Idéologie allemande ?

TB : Dans son ouvrage paru en 1991 chez Gallimard, Louis Dumont met bien en effet en lumière la nature du sentiment national et l’originalité de la conception de la nation formulée par des auteurs comme Herder ou Fichte. Face au projet universaliste jacobin, ceux qui appellent à l’éveil de la nation allemande s’appuient sur l’identité déterminée par la langue et sur la mémoire historique du Reich médiéval qui a duré, même s’il n’était plus qu’un cadre devenu anachronique, jusqu’au tout début du XIXe siècle. Dans l’inconscient collectif allemand, il y a, à cette époque, la nostalgie de ce qu’avait pu être une grande puissance établie au centre de l’Europe. La redécouverte du passé et des traditions populaires qui accompagnent l’essor du romantisme viennent à point pour conforter une définition organiciste de la nation fondée sur le sang, le sol et la mémoire.

C’est ce sentiment national qui, récupérant le darwinisme social dominant à la fin du XIXe siècle, va préparer le terrain pour le passage à un nationalisme racial grossièrement formulé ensuite par Hitler. Contre la vision allemande de la nation défendue au XIXe siècle par le grand historien Theodor Mommsen, le Français Ernest Renan avancera l’idée d’une nation fondée sur la volonté populaire, le « plébiscite quotidien ». Un débat qui prendra toute son acuité quand les deux hommes s’opposeront à propos de l’Alsace-Lorraine au lendemain de 1870. Contrairement à la lecture simpliste qui en est donnée aujourd’hui, la nation de Renan ne surgit cependant pas de rien, elle implique l’existence en amont d’une construction politique et d’un espace culturel qui renvoient à une histoire antérieure.

NRH : Comment interpréter le débat ouvert aujourd’hui outre-Rhin à propos des réfugiés ?

TB : L’Allemagne demeure tétanisée par la « culpabilité » qu’elle assume à propos de la Deuxième Guerre mondiale et adopte une posture de « puissance morale » éternellement responsable. Sa « culture de bienvenue » lui interdit de refuser l’accueil de l’étranger. Il s’agit d’une attitude de rupture affirmée avec le nationalisme exclusif antérieur à 1945. L’Allemagne se pose de fait aujourd’hui en rivale de la France en matière d’invocation des « droits de l’homme ». Elle se veut un État exemplaire mais des voix hostiles à la politique de la chancelière se font entendre et de grands journaux comme Die Zeit ou le Suddeutsche Zeitung s’en font l’écho. Le clivage existe désormais, même s’il n’a pas encore vraiment de traduction politique.

Si l’on compare avec la France, le problème se pose différemment. On ne trouve pas en Allemagne des communautés concentrées dans des banlieues pauvres et ghettoïsées. Les immigrés ou « réfugiés » sont installés dans des régions dépeuplées et l’on a vu ainsi un village du nord du pays ne comptant qu’une centaine d’habitants accueillir 750 étrangers. Le projet qui consisterait à repeupler ainsi des régions qui se sont vidées de leur population autochtone ne prend pas en compte l’absence d’activités et de travail et le fait que les immigrés, eux-mêmes, sont hostiles à de telles installations. C’est absurde et cela ne peut qu’engendrer des réactions xénophobes telles que les attaques contre les foyers d’immigrés, multipliées par huit entre 2014 et 2015. La situation est d’autant plus tendue que les statistiques relatives à la délinquance due aux immigrés ne sont pas diffusées.

NRH : La situation actuelle ne vient-elle pas confirmer les propos de Thilo Sarrazin selon lesquels « l’Allemagne s’autodétruit » ?

TB : L’ouvrage de Thilo Sarrazin, publié avant l’arrivée des grandes vagues d’immigrés entamée depuis 2014, a été vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires. L’auteur, qui vient du SPD où il était spécialiste de l’aide sociale, pointe la naissance en Allemagne d’une société parallèle et le refus de devenir allemands des immigrés musulmans. Il constate que 60 % des Turcs privilégient les liens avec leur patrie d’origine et pratiquent une endogamie peu conciliable avec une assimilation progressive. Il constate aussi l’ampleur de l’échec scolaire observée chez les immigrés musulmans, ce qui ne semble guère plus favorable à leur intégration.

NRH : Qu’en est-il de la relation entre l’Allemagne et les États-Unis. Comment peuvent-elles évoluer à moyen terme ?

T.B. : L’Allemagne est à beaucoup d’égards le principal allié des États-Unis en Europe, davantage peut-être aujourd’hui que la Grande-Bretagne ne l’était jusqu’à une époque récente. C’est l’héritage de la guerre froide, le souvenir du rôle joué par l’Amérique de Truman lors du blocus de Berlin de 1948-1949, la conscience diffuse que l’aide Marshall et le parapluie nucléaire américain ont rendu possible le redressement spectaculaire du pays à partir des années 1950.

Allié privilégié au sein de l’OTAN, l’Allemagne n’en reste pas moins attachée à sa culture pacifiste. Elle ne s’est engagée qu’à la marge sur le plan militaire (en Yougoslavie ou dans le nord de l’Afghanistan) et seuls 28 % des Allemands sont prêts à accepter aujourd’hui une intervention hors d’Europe. En 2003, Berlin s’est rallié à Paris et Moscou pour rejeter l’intervention américaine en Irak. La révélation, à travers l’affaire Snowden, des écoutes de la NSA a suscité des réactions antiaméricaines qui ont fait oublier l’accueil réservé en 2008 par Berlin au candidat Obama. Les réseaux atlantistes n’en demeurent pas moins très puissants outre-Rhin, notamment dans le domaine de la presse.

NRH : L’histoire peut-elle nous éclairer quant à l’évolution des rapports entre Allemagne et Russie ?

TB : Il faut remarquer que la Russie et l’Allemagne ont été pendant longtemps alliées. C’est vrai en 1813 après que l’échec de Napoléon en Russie a conduit la Prusse à reprendre la lutte et à se porter à la tête de la croisade de libération allemande. Au sein de la Sainte Alliance, puis à l’époque de l’Entente des Trois Empereurs voulue par Bismarck, Berlin et Saint-Pétersbourg sont très proches et les liens dynastiques nombreux, alors que les relations austro-russes sont compliquées par les rivalités apparues dans les Balkans. L’alliance franco-russe et la Première Guerre mondiale remettent en cause cette proximité presque séculaire mais, dès 1922, à Rapallo, Soviétiques et Allemands entament discrètement un rapprochement inattendu. L’antibolchevisme hitlérien, auquel répondait l’antifascisme du Komintern, s’efface en août 1939 devant les contraintes géostratégiques et les théoriciens de la « puissance continentale », tels Haushofer, applaudissent le pacte de non-agression conclu par Ribbentrop et Molotov.

Après la Deuxième Guerre mondiale, RFA et RDA apparaissent comme les pièces majeures des deux alliances qui se font face en Europe mais la réunification va engendrer une nouvelle donne, rendue possible par la négociation ente Kohl et Gorbatchev. Pour les Russes, l’Allemagne représente l’enjeu majeur en Europe (et les Américains pensent de même), ce qui explique les excellentes relations établies avec Gerhard Schröder. L’affaire ukrainienne est venue remettre en cause la relation russo-allemande et les échanges économiques ont chuté de 35 % depuis l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Mais l’Allemagne est partie prenante aux accords de Minsk et souhaite l’apaisement à l’est, le marché russe présentant, dans un futur retour à la normale, d’immenses opportunités.

NRH : Peut-on imaginer, dans le contexte de crise que connaît l’Europe (déséquilibres au sein de la zone euro, problèmes des migrants, montée des « populismes » nationaux…), une Allemagne prenant ses distances avec l’Union Européenne ?

TB : Le poids de l’euro, héritier du Deutschmark, pèse pour beaucoup dans le sentiment des Allemands vis-à-vis de l’Europe. Il n’y a toutefois plus dans l’opinion la même unanimité européiste qu’auparavant, ce dont témoigne l’émergence du parti l’Alternative pour l’Allemagne, qui a de quoi inquiéter la chancelière. « L’isolationnisme » (avec les bons élèves de la zone euro) apparaît impossible car l’économie allemande a besoin du monde. Économiquement, la Chine et les marchés émergents sont indispensables. Politiquement, Berlin ne peut s’aliéner la France ou la Pologne. Une certaine arrogance et un certain complexe de supériorité existent, légitimés par les bonnes performances économiques, mais l’Allemagne n’est pas en mesure d’intervenir en force dans le concert international. Les Allemands ne sont pas assez grands ou assez forts pour se retrouver seuls dans le jeu des puissances mondiales.

NRH : Le problème majeur de l’Allemagne ne réside-t-il pas aujourd’hui dans sa situation démographique ?

TB : Il s’agit là évidemment d’un défi majeur pour l’avenir. Avec un taux de fécondité à 1,4, une population rapidement vieillissante et la perspective d’une Allemagne qui ne compterait plus que de 60 à 70 millions d’habitants en 2050 au lieu des 80 millions d’aujourd’hui, la question se pose évidemment des besoins en main-d’œuvre, y compris qualifiée et, tout simplement, de la survie à terme d’une nation allemande demeurant elle-même. Pour redresser une situation comparable, la RDA avait mis en œuvre ses dernières années une politique familiale ambitieuse mais celle-ci a été abandonnée après la réunification.

En rejetant tout ce qui pourrait être interprété comme une aspiration à un retour vers la puissance, l’Allemagne va fatalement devoir compter avec une nature qui, comme chacun le sait, a horreur du vide…

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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