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Éditorial de Philippe Conrad

Les Français rétifs à l'impôt

 

Survenue il y a quelques mois, la révolte des « Bonnets rouges » bretons a totalement surpris la classe politico-médiatique, bien incapable de prévoir de tels événements et d’anticiper en amont sur les malaises et les revendications ainsi exprimés.

Ce fut l’occasion d’un retour mémoriel inattendu, lorsque les manifestants, qui s’en prenaient aux portails établis pour percevoir l’écotaxe, commencèrent à s’identifier aux paysans mobilisés en 1674 contre une administration royale leur réclamant les taxes liées à la délivrance du « papier timbré ». La mobilisation bretonne a atteint les objectifs qu’elle visait, le gouvernement reculant sur toute la ligne à propos d’une mesure qui avait fait l’objet, lors de la législature précédente, d’un très large consensus. On pourrait donc juger irrésistible une réaction antifiscale de ce type, appuyée de plus, dans cette région particulière confrontée à l’épuisement d’un modèle économique vieux d’un demi-siècle, sur une forte conscience identitaire. Il n’en est rien car une telle révolte trouve rapidement ses limites si elle ne se greffe pas à d’autres contestations dont l’addition peut déboucher sur un basculement d’envergure.

Il n’en reste pas moins qu’en ce domaine l’avenir n’est écrit nulle part car l’accroissement général de la charge fiscale a de quoi susciter d’autres colères. Outre le choix de l’exil qu’ont fait certains des plus fortunés, ou bon nombre de jeunes attirés par des cieux plus cléments pour faire valoir leur talent ou leur expérience, l’évasion fiscale et, de manière générale, le souci de se soustraire à l’impôt demeurent toujours actuels, d’autant que le traitement infligé aux classes moyennes et aux familles ne peut qu’encourager les rebelles.

Si l’on se tourne vers le passé, l’hostilité au fisc apparaît comme une constante de notre histoire nationale. De la dénonciation de la « tyrannie de l’impôt » par les cahiers de doléances à l’agitation suscitée, au milieu des années 1950, par le mouvement poujadiste, des révoltes paysannes du xviie siècle à la contrebande largement pratiquée pour échapper aux impôts indirects prélevés par les agents des fermiers généraux, les Français apparaissent le plus souvent comme des contribuables récalcitrants.

L’idée même de l’impôt s’est imposée difficilement. Elle est moderne et relativement récente. La tradition héritée du Moyen Âge voulait en effet que le souverain vécût de son domaine et que l’impôt royal ne pût avoir qu’un caractère « extraordinaire », ne pouvant être prélevé qu’à l’occasion de circonstances exceptionnelles, principalement les guerres.

Au fil du temps, l’impôt va cependant se banaliser et survivre aux conflits qui avaient initialement justifié sa levée. Une fois sa nécessité admise – un consensus relatif est acquis sur ce point dès le XVIIIe siècle – diverses théories fiscales vont s’affronter pour tenter de concilier justice, simplicité et rentabilité, ce dont rendent compte les débats engagés à la veille des États Généraux et au sein de l’Assemblée constituante.

Il faut toutefois l’instauration du régime napoléonien pour que soit mise en place une administration fiscale solide et efficace, appelée à devenir l’une des « masses de granit » sur lesquelles le Premier Consul, devenu Empereur, va construire l’édifice étatique de la France contemporaine. Paradoxalement, le régime issu des années révolutionnaires va enterrer les espérances formulées en 1789, en rétablissant notamment les droits indirects, tant décriés quinze ans plus tôt.

Le prospère xixe siècle s’accommodera ensuite des « quatre vieilles » contributions nées de la Révolution et de l’Empire. Ce n’est qu’en 1914, à l’initiative de Joseph Caillaux et à l’issue d’un long combat parlementaire, que la France adoptera, de nombreuses années après ses grands voisins européens, l’impôt sur le revenu.

L’établissement de la déclaration fiscale, l’apparition des taxes sur le chiffre d’affaires en 1920, celle de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) après la Seconde Guerre mondiale, et le recours à des taxes ou autres contributions sociales diverses – on se souvient de la vignette automobile – vont compléter et affiner l’outil mis en place par l’État pour s’assurer les ressources nécessaires, au risque d’encourager la mauvaise volonté des citoyens contribuables.

Car l’histoire a montré à diverses reprises que « l’impôt tue l’impôt » et que certains prélèvements, en décourageant l’effort et l’initiative, aboutissent à l’inverse du but recherché par le législateur.

NRH n°75

Éditorial de Philippe Conrad

L’histoire coloniale, un enjeu mémoriel

 

Entamée avec le décloisonnement du globe amorcé lors des « grandes découvertes », la première « mondialisation » correspondant à l’expansion coloniale européenne apparaît comme l’un des épisodes majeurs de l’histoire des derniers siècles.

La supériorité acquise par les Européens en matière de techniques nautiques et d’armement, les possibilités nouvelles qu’ouvraient l’essor industriel et l’explosion démographique que connut le vieux continent au xixe siècle expliquent tout naturellement l’hégémonie qu’il put établir alors sur la majeure partie du monde. Faute d’avoir pu ou voulu réaliser les révolutions scientifiques et techniques nécessaires, des sociétés, qui avaient développé jadis de brillantes civilisations, se sont alors retrouvées sous la domination des grandes puissances industrielles. Cette situation fut d’abord perçue comme le résultat d’une supériorité culturelle dont l’évidence n’était pas mise en cause. Alors que fleurissait le « darwinisme social », la supériorité raciale fut même avancée pour légitimer un nouvel ordre mondial fondé sur la domination exercée sur les « peuples de couleur ».

Jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, cette vision des choses fut largement partagée et les résultats obtenus par les puissances coloniales plaidaient en ce sens. De Jules Ferry à Léon Blum, les tenants du Progrès pouvaient mettre en avant la mission impartie aux « races supérieures » de « civiliser » les populations demeurées « arriérées ». La mise en valeur des vastes espaces du nouveau monde nord-américain ou de territoires africains demeurés incultes, la modernisation et le développement des productions agricoles, l’exploitation de ressources minières jusque-là ignorées, l’essor des échanges favorisé par les progrès de la navigation maritime, venaient s’ajouter aux avancées obtenues en matière sanitaire et scolaire pour justifier amplement le fait colonial. Transmise par l’école, par le livre, le cinéma ou des manifestations telles que l’exposition organisée en 1931 au bois de Vincennes, l’image positive de la colonisation est alors largement partagée et la légitimité de l’épopée qui s’est écrite outre-mer n’est guère mise en doute.

Tout change après 1945, quand l’Europe sort exsangue de cette guerre de trente ans qui la condamne à subir une histoire qui se fait désormais hors d’elle. Il suffit de moins de vingt ans pour que se réalise l’émancipation des peuples naguère colonisés, encouragée à la fois par les États-Unis et l’Union soviétique. Une situation nouvelle, qui va de pair avec la culpabilisation des anciennes puissances impériales, bien utile pour expliquer la faillite rapide de nombre d’États, devenus indépendants alors que leurs populations n’étaient pas encore en mesure de construire des sociétés modernes.

Longtemps magnifié, le « temps des colonies » devient alors celui d’une domination aussi odieuse qu’arbitraire, fondée exclusivement sur l’exploitation des populations indigènes et les profits qu’en auraient tiré les métropoles. La réalité fut bien différente et, si certains veulent réduire le « colonialisme » à ses « crimes » méthodiquement recensés, de nombreux historiens – ainsi les regrettés Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre – ont pu montrer que, dans le cas de la France, les colonies ont coûté à la métropole bien plus cher qu’elles ne lui ont rapporté… même si certains ont pu y réaliser, à titre personnel, de fructueuses affaires.

Le procès, uniquement à charge, intenté aux puissances européennes d’hier, apparaît aujourd’hui – même si la colonisation a correspondu à un rapport de domination qui devait être fatalement contesté – comme le fruit de la « haine de soi » qui affecte une Europe apparemment décidée à sortir de l’histoire. L’optimisme progressiste et la volonté civilisatrice furent pourtant les principaux ressorts d’une aventure qui se résume le plus souvent à une période de quelques décennies – trois quarts de siècle pour l’Afrique noire ou pour l’Indochine françaises – ce qui explique pourquoi les tendances lourdes des longues histoires locales reprennent aujourd’hui le dessus.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis l’époque où la vague décolonisatrice a contraint les États européens à renoncer à des empires dont ils se faisaient gloire quelque temps auparavant. À l’opposé du masochisme culpabilisateur qui prévaut encore trop souvent, l’état dans lequel se trouvent nombre de pays alors émancipés – de l’ancien Congo belge à la Somalie – peut conduire à penser qu’une lecture moins partisane de la période coloniale, et de celle qui l’a suivie, permettrait de mieux évaluer les réalités et les enjeux d’aujourd’hui.

Hors-série n°9